alayavijnana arayashiki: mon mémoire de maîtrise introduction

Publié le par Abel


La Connaissance de fond dans l’idéalisme bouddhique

Mémoire de maîtrise préparé sous la direction de M. Le Professeur Michel Hulin

Université Paris IV Sorbonne

Juin 1996


I.                    Introduction

Depuis ses origines, l’un des principaux soucis du bouddhisme a été de concilier sa foi en la transmigration et en la rétribution des actes, et ses doctrines de l’absence de Moi (anatman), ainsi que de toute substance perdurante (nairatmya).


Si la plupart des écoles ont réussi à combiner ces dogmes fondamentaux avec une cohérence satisfaisante, quelques unes ont pu succomber à la tentation de réintroduire un Moi de manière implicite : ainsi une branche du théravada, les Vatsiputriya ou Pugdalavadin (1).... Ceux-ci se basant sur l’autorité du sutra du porteur de fardeau (2), enseignaient en effet l’existence d’un pugdala, sorte de personne transmigrante qui se tenait à la fois entre l’être et le non-être et le composé(samskrta) et l’inconditionné (asamskrta) (3). A ce titre ils furent combattus par les autres écoles bouddhistes. Il faut noter que les vatsiputriya se démarquaient des autres sectes par le fait qu’ils admettaient l’existence d’une certaine durée, et de là, de l’existence du mouvement ; opinion qui est contraire à la doctrine de l’impermanence et à son pendant : l’instantanéisme.


Cette dérive vers l’Atman est exceptionnelle, cependant une notion apparue au sein de l’école Mahasamghika et développée par le Mahayana semble elle aussi se rapprocher d’une entité éternelle et subsistante, apparemment identifiée à l’Absolu, se rapprochant à première vue de « l’Atman-Brahman » de l’Advaita-Vedanta : il s’agit du Tathagata-garbha, embryon du Tathagata, présent en chaque être animé, et devant amener chacun au salut lors de son développement, à moins qu’il ne faille parler de purification ou de réidentification. Cet embryon du Bouddha, identifié à l’absolu du dharma-dhatu et du corps de dharma (dharma-kaya) du Bouddha est aussi parfois assimilé à l’alaya-vijnana, ou connaissance de fond, notion qui est au cœur des réflexions de l’école Yogacara (de la pratique du yoga), dite aussi Vijnana-vada, ou Vijnaptimatra (rien que connaissance).


Savoir si cette assimilation de la connaissance de fond et de l’embryon de bouddha est légitime, et si ces deux notions doivent être considérée comme équivalentes à un absolu positif du type « Atman-Brahman » seront les principaux objectifs de cette étude.

 


A.                Les développements yogiques et doctrinaux ayant amené l’apparition de l’alaya-vijnana

Cependant, même dans l’éventualité d’une assimilation de la conscience de fond à un Moi dans l’évolution de la doctrine des yogacarins, il ne faudra perdre de vue à aucun moment que cette notion semble avoir été introduite pour résoudre une des principales objections à la doctrine du « non-moi » à savoir « comment est il possible de sortir de l’état de nirodha-samapatti (ajustement consistant en cessation), si cet état est caractérisé par l’arrêt de toute forme de conscience ? » (Question qui ne prends son sens qu’en sachant que le bouddhisme a substitué, en raison de son instantanéisme, une succession sérielle (samtana) d’instants à la conception traditionnelle du continu temporel). En d’autres termes, comment une série mentale peut-elle se recréer, au sens strict, si elle a été interrompue ? Ce serait comme admettre qu’un mouvement peut apparaître de lui-même sans la moindre cause. Dès lors, à moins d’admettre un sujet perdurant, ou Moi, il était nécessaire soit de réduire la conscience à la corporéité, soit d’admettre que la conscience puisse subsister sous des modalités particulières en état de nirodha-samapatti.. Les Darstantika (4), une branche des sautrantika, ont envisagé la première solution, estimant que la nouvelle série mentale devait s’appuyer sur les organes matériels (rupindriya), les autres sautrantika privilégiant l’idée d’une pensée (citta) sans ses développements, les « mentaux » (caitta).


La première solution présente l’avantage de supprimer toute forme de conscience et fait de la nirodha-samapatti une véritable anticipation du nirvana, cependant elle provoque quelques complications dans la doctrine censée expliquer le mécanisme du samsara : en effet, pour rendre compte de la transmigration les darstantika ont imaginé que la nouvelle série  corporelle  devrait être en germe  dans la série  de conscience  se perpétuant malgré la mort, de la même manière  que la série mentale étaait en germe dans la séri corporelle lors de la nirodha-samapatti .


A ce processus  dans lequel  deux séries  sont causes récipoques l'une de l'autre , les yogacarins , dès les sections les plus anciennes  du "Yogacarabhumi", ont su substituer  une nouvelle forme de conscience , concevnt une pensée subtile  "suksmacitta" , ininterrompue, permettant  d'échapper  à d'inutiles complications quant au samsara, tout en rendant compte de l’apparente absence de conscience lors de la nirodha-samapatti. Ils ont cependant retenu des darstantika l’idée que cette forme de conscience puisse être à l’origine des nouvelles naissances, étant réceptacle, asile ou demeure (alaya) (5) de tous les germes. Cette connaissance est donc appropriation (adana) en tant que c’est par elle que l’on s’approprie un nouveau corps. De là, elle est aussi la cause du maintien de la vie, jouant le rôle de principe vital (ayus) ; permettant par là même de rendre compte de la subsistance de la vie pendant la nirodha-samapatti sans pour autant introduire une âme. C’est du moins l’explication que donne le « Samdhinirmocana-sutra (6) à cette appellation d’adana-vijnana comme synonyme d’alaya-vijnana. Dans les textes les plus fondamentaux du Yogacara, cette connaissance est aussi appelée « sarva-bijaka », munie de tous les germes, ce qui peut aussi bien signifier qu’elle contient tous les germes de rétribution, que désigner une identité absolue de l’alaya-vijnana et du courant sériel des « bija ». Ainsi l’alaya permet d’éviter les écueils traditionnels du bouddhisme sans pour autant introduire un principe continu, au sens strict, et subsistant qu’on l’appelle âme ou Atman.

 


B.                b)Influence du Samkhya sur le Yogacara

Le Samkhya a peut-être eu une influence sur le choix même du mot « a-laya » : en effet, le terme peut correspondre au pra-laya, ou résorption cosmique à la fin d’un cycle universel, correspondant à un retour des guna à un état de latence au sein de la prakrti  (7): ceci pouvant correspondre à l’état des germes au sein du huitième vijnana.


Le système Samkhya a sans doute eu une importance plus grande que de simples questions de terminologie sur les développements du yogacara. En effet dans les textes les plus archaïques de cette école : dans ce que Schmithausen nomme « section de base du Yogacarabhumi », et dans le Samdhinirmocana-sutra, il n’est question que de six vijnana en dehors de l’alaya-vijnana, à savoir le mano-vijnana et les cinq connaissances sensorielles, dans un schéma assez similaire à celui des sautrantika. Or les textes postérieurs font mention d’un autre vijnana se situant entre l’alaya-vijnana et le mano-vijnana, à savoir le manas. De fait celui-ci ne semble pas avoir été élaboré pour résoudre des difficultés particulières au Vijnanavada. Schmithausen remarque que l’introduction d’un septième vijnana pourrait s’expliquer en faisant correspondre au manas l’Ahamkara du Samkhya (8). En effet, le manas ne semble avoir pour fonction qu’un attachement à l’alaya-vijnana qu’il prend pour un « moi », tandis que l’ahamkara ne semble avoir aucune fonction cognitive, mais simplement représenter à la fois la source de l’attachement, et un sujet d’action, une base permettant de se poser dans le monde.


Un autre signe semble aussi trahir une influence Samkhya : le fait que les sept vijnana ultérieurs à la connaissance de fond soient qualifiés de « pravrtti-vijnana », ou connaissances en actes, ce que Schmithausen met en parallèle avec le terme Samkhya « buddhi-vrtti » (9) qui met l’accent sur le fait que toutes les facultés cognitives ne sont rien d’autres que des développements de la buddhi. En effet dans les deux systèmes ce que nous qualifierions d’intellect en occident n’apparaît pas comme un dérivé de la connaissance des sens, comme ce serait le cas dans un système empiriste, ce sont plutôt les sens qui apparaissent comme de simples développements de facultés originelles. Mieux, les connaissances sensorielles n’ont pas d’existence autonome mais ne sont rien d’autres que les aspects opératoires de l’alaya-vijnana ou de la buddhi.


Pour achever ce parallèle, il faut relever la similitude fonctionnelle qui existe entre le manas des samkhya et le mano-vijnana. Tous deux jouent en effet un rôle de sens « commun », centralisant et unifiant les « données des sens ». Certes, on ne peut parler d’influence ici puisque le mano-vijnana n’est pas propre au Yogacara-Vijnanavada, il s’agit tout au plus d’une convergence. Cependant, celle-ci achève de manifester une certaine ressemblance entre le schéma psychologique Samkhya et le schéma yogacarin, à la différence que le schéma bouddhiste ne peut admettre de purusa : à la rigueur, on pourrait admettre, si une certaine éternité de la connaissance de fond se vérifiait, que l’alaya-vijnana remplisse ainsi le triple rôle de buddhi, de prakrti en l’absence de monde extérieur, et peut-être de purusa (quoique l’aspect individualisé de celui-ci soit peu compatible avec l’universalité indifférencié du dharma-kaya).

On peut se demander si cette influence a été directe ou non. Schmithausen préfère parler « d’athmospheric influence », d’influence liée au contexte de pensée de l’époque. Cependant, connaissant la tolérance de pensée indienne, du moins avant que l’opposition entre le bouddhisme et le brahmanisme ne devienne irréversible avec les logiciens bouddhistes, l’hypothèse d’un échange n’a rien d’absurde.


Néanmoins, il reste impossible de dire si le Samkhya a de quelque manière inspiré l’idée de l’alaya-vijnana ou si la notion de pralaya a simplement aidé à nommer le huitième vijnana et à préciser ses caractéristiques.


C.                c)Elaboration de l’idéalisme

Même si l’alaya-vijnana jouera un rôle très important dans l’épistémologie de l’école, les préoccupations idéalistes semblent avoir été étrangères à la première élaboration de la notion.


En fait l’idéalisme proprement dit semble ne s’élaborer qu’à partir de l’époque d’Asanga, même si le noyau de cette théorie, à savoir la doctrine des trois caractères de la réalité (laksana), ainsi que les principaux traits du vijnapti-matra sont déjà constitués dès le Samdhinirmocana-sutra.


On a pu dire encore récemment qu’Asanga ne professait pas un idéalisme (10)  : mais cette supposition s’appuie surtout sur certains passages du Yogacarabhumi, cependant cette hypothèse doit être abandonnée si l’on considère que cet ouvrage peut être une compilation de divers traités attribués plus tard à Asanga (11). De surcroît, Schmithausen semble considérer que ce qu’il nomme la section de base du Yogacara-bhumi fait partie des premiers développements de la doctrine yogacarin. Ceci peut confirmer une intuition de La Vallée Poussin, qui présumait que le Vijnanavada ne s’était constitué que progressivement en idéalisme (12).


De là, il sera fait une distinction, pour clarifier la suite de cette étude, admise, quoiqu’en des sens très différents par la plupart des auteurs modernes, entre : Yogacara pour désigner les premiers développements de la doctrine, et Vijnanavada pour désigner son élaboration postérieure. Notons que cette distinction correspond peut-être à une réalité historique (13).


Or que signifie exactement « idéalisme » ? Dès le Samdhinirmocana-sutra et le Yogacarabhumi-sastra, outre les notions communes avec les Prajna-paramita, comme la siccéité (tathata : nature réelle et absolue), ou la distinction entre vérité conventionnelle (samvrtta-satya) et vérité au sens ultime (tattvika-satya : désignant la tathata ou la vacuité), le yogacara parle de la division du connaissable (jneya) en trois caractéristiques (laksana) : ces trois caractères étant la « nature imaginaire » (parikalpita), la nature « hétéronome » ou « dépendante » (paratantra), et enfin le caractère « absolu » (parinispanna). Selon le Samdhinirmocana-sutra (14), le premier caractère n’est rien d’autre que l’attribution d’une nature propre aux dharmas, le paratantra la chaîne causale de production de ces dharmas (le pratitya-samutpada),et l’illusion consistant à attribuer une nature aux dharmas conditionnés, à projeter le parikalpita sur le paratantra, le parinispanna, ou caractère absolu semble n’être que la non attribution du caractère imaginaire au caractère dépendant.


Mais ce n’est pas en cette division qui permet de rendre compte de la totalité des phénomènes que consiste l’idéalisme proprement dit, mais dans la doctrine du « rien que pensée » (vijnaptimatra) qui nie que la base du connaissable (jneya-asraya) puisse être le monde extérieur, pour attribuer cette fonction au seul alaya-vijnana : en d’autre termes, le monde n’est pas réellement extérieur, mais tous les dharmas qui le composent ne sont que des développements (parinama) de la connaissance de fond, la distinction entre le sujet et l’objet n’étant dès lors qu’un produit de l’ignorance. Il semble que cette doctrine était déjà élaborée au moment de la rédaction du Samdhinirmocana-sutra, le texte semblant  faire de l’alaya-vijnana la base des six pravrtti-vijnana et, dès lors être « base » du connaissable (15). Mais c’est avec le Mahayana Samgraha que le véritable sens du « jneya-asraya » est absolument élaboré, Asanga en rendant compte par le caractère « sarva-bijaka » de la connaissance de fond : en effet les soi-disant données extérieures ne sont pour lui que la maturation des germes (bija) emmagasinés dans l’alaya : en effet les germes, outre l’aspect d’une série s’étendant de l’acte à sa rétribution, théorie élaborée par les sautrantika, certains germes, selon le Vijnanavada ont pour fonction de se développer au sein des aspects opératoires du huitième vijnana (les pravrtti vijnana), créant ainsi l’illusion de l’extériorité. Le fruit de ces germes laissera à son tour une trace (vasana), au sein de l’alaya-vijnana, cette trace n’étant rien d’autre qu’un nouveau germe. Ainsi, par ce processus de causalité réciproque, la connaissance de fond ne cesse de fructifier en données sensibles et en rétribution d’actes, tandis que les fruits viennent à leur tour l’imprégner , ce processus n’ayant pas d’origine mais pouvant s’entretenir pour un temps indéterminé.


Ainsi rien ne peut exister en dehors de l’alaya-vijnana : mais ceci entraîne une nouvelle série de problèmes. En effet comment rendre compte de l’inexistence du monde extérieur alors que la multiplicité des connaissances de fond semble maintenue, et surtout, le maintien de cette multiplicité ne risque-t’il  pas d’entraîner une croyance en l’individu contraire à la doctrine de « l’an-atman » ?

 


D.                d)Influence du Vijnanavada sur les systèmes brahmaniques.

En étudiant plus attentivement l’idéalisme bouddhique, on peut se rendre compte que le mouvement d’élaboration du monde doit être dépassé pour découvrir enfin la seule réalité absolue la tathata : la connaissance de fond semblant elle même s’effacer devant celle-ci, du moins si l’on admet qu’elle est différente du Tathagata-garbha et du corps de dharma (dharma-kaya).


Le Tathagata-garbha quant à lui est identifié sans équivoque à l’absolu par le Ratnagotra-Vibhaga, ou uttaratantra-sastra : ce texte dépeint l’embryon de bouddha comme absolument non produit, unique et pourtant présent de toute éternité en chaque être animé, l’idéalisme prenant ici des accents monistes.


Il est tentant de vouloir assimiler cette idée d’un absolu présent de toute éternité en chacun mais ne pouvant être ré-identifié qu’au seuil de la délivrance avec la doctrine de l’atman coïncidant avec le Brahman de l’Advaita-Vedanta, cependant, aucune influence upanisadique sur la doctrine du Tathagata-Garbha ne peut être identifiée avec certitude. L’influence que la pensée yogacarin-vijnanavadin aurait pu exercer sur les systèmes brahmaniques est plus claire.


Ainsi si Gaudapada (16) a bien subi une influence bouddhiste, c’est surtout le Madhyamaka qui semble l’avoir aidé dans le développement de sa pensée . De même Sankara semble s’être inspiré de thèses madhyamikas pour résoudre les difficultés liées à l’être de la Maya (illusion cosmique), cependant rien n’autorise à penser qu’il ait pu puiser son interprétation des Upanisads dans le sens d’une parfaite identification de l’individu et de l’absolu universel dans le Yogacara. Ainsi il semble ignorer, à moins qu’il ne feigne d’ignorer, que l’alaya-vijnana puisse être identifiée à l’absolu, comme le manifeste sa critique de la notion en raison de son caractère sériel (17). Ainsi si une influence bouddhiste a pu aider à l’élaboration du système non-dualiste, elle n’est pas à chercher du côté du Vijnanavada, mais plutôt dans l’école du milieu ; l’école idéaliste ne peut donc apparaître comme un intermédiaire historique entre une pensée Samkhya et une pensée advaitin.


Cependant il est une école qui, de manière beaucoup plus tardive, a subi  une influence très nette du système vijnanavadin : le Sivaïsme du Kasmir : en effet l’un de ses principaux maîtres, Abhinavagupta a dans sa jeunesse suivi l’enseignement de maîtres idéalistes (18), et certains traits de sa doctrine rappellent quelques caractéristiques de la conscience de fond. Cela est particulièrement manifeste au sujet de la Sakti, l’énergie, la puissance de Siva, conscience active qui se développe dans tous les aspects du réel, ou plutôt est  le cœur de toute réalité. Cette idée d’une conscience engendrant un monde qui lui reste intérieur, les allusions à une liberté éternelle qui se croît prisonnière du Samsara, à un fond originel que doit redécouvrir le yogin, tout cela aurait pu être énoncé par un tenant de la conscience de fond ou de l’embryon de Bouddha. Cependant la comparaison de la Sakti et de l’alaya-vijnana rencontre quelques limites : ainsi la Sakti n’est qu’action, dynamisme, et rien en elle ne correspond à l’aspect passif, ou rétribué de la conscience de fond. Ainsi, même si aucun lien direct n’a pu être établi entre les doctrines idéalistes et le non dualisme, cette influence, certes tardives, sur l’une des principales mystiques indiennes manifeste que les théories du Vijnanavada ont pu être interprétées en termes d’absolu positif, et réelle du d’éternité huitième vijnana.

 


E.                Les critiques au sein du Bouddhisme.

Cette réintroduction d’un absolu différent du simple inconditionné, si elle a bien eu lieu, ne pouvait que susciter des critiques de la part des autres écoles bouddhiques. Certes, au Tibet, les Jo-nan-pa, tenant d’un idéalisme eurent bien à subir les critiques et les persécutions de Tson-Kha-Pa et des dGe-lugs-pa, accusés de vouloir introduire une école brahmanique en raison de leur conception d’un pur absolu (19). Mais existe-t’il en Inde ou en Chine une critique aussi violente dirigées contre les tenants du Vijnana-vada ?


Il existe bien une critique de l’idéalisme dans le IX ème livre du Bodhicaryavatara, cependant, elle consiste à rejeter le fait que rien ne soit extérieur à la pensée, tout devant en analyse  ultime se ramener à la vacuité.


La critique de Candrakirti du rien que pensée contient, elle une accusation implicite de substantialisme puisque le noyau de sa réfutation consiste à démontrer que l’existence de la pensée et l’inexistence de la matière sont incompatible (20), : pour lui, à ne vouloir rejeter que la matière, les idéalistes sont obligés d’hypostasier la conscience. Il est d’ailleurs notable que la principale autorité scripturaire sur laquelle s’appuie Candrakirti dans le cours de sa démonstration soit le Lankavatara-sutra (21) qui est aussi considéré par les vijnanavadins comme un de leur textes fondamentaux. Il est vrai que le texte même du Lankavatara-sutra semble exiger une lecture intentionnelle et non directe. Mais à aucun moment, dans cette réfutation, il n’est fait la moindre allusion à un quelconque absolu ou au moindre Atman.


Cependant une critique directe, accusant les yogacarins de vouloir réintroduire un Atman au sein du Bouddhisme a peut-être existé, mais elle devait surtout être dirigé contre des ouvrages comme le Sraddhotpada-sastra ; cependant, une telle critique ne peut être que le résultat d’une conjecture, faute de textes, et surtout, elle suppose que le Sraddhotpada-Sastra (22), cet ouvrage tardivement attribué au poète Asvaghosa, soit bien un texte indien et non un faux rédigé en Chine. Néanmoins cette hypothèse présente l’avantage d’expliquer pourquoi la doctrine du Tathagata-Garbha aura à subir une longue éclipse sur le sol indien, comme si le fait d’insister sur la nature sérielle de la connaissance de fond exorcisait les soupçons de non-dualisme qui auraient pu peser sur les idéalistes au sein du Bouddhisme.


Les critiques au sein du grand véhicule restant peu concluantes, qu’en est-il au sein du petit véhicule ? Aucun document n’apprend quoique ce soit sur le Mahayana naissant au sein du Hinayana (23). Si une critique a existé, elle est demeurée orale.


On pourrait se demander si le fait qu’une branche des vijnanavadins à savoir les logiciens ait renoncé à l’alaya-vijnana est liée à une crainte d’un absolu positif. Cependant, il faut plutôt y voir la conséquence de l’influence Sautrantika ayant abouti à la réintroduction du monde extérieur. En effet si Dinnaga et ses disciples peuvent encore être appelés idéalistes, ce n’est pas pour un rejet des données sensibles, mais seulement de toute forme d’universel, nom ou genre, ou de toute forme de constructions mentales destinées à introduire une continuité dans les données sensibles instantanées, et, en tant que telles, inaccessibles à une véritable connaissance. Dès lors le principe d’économie exigeait la disparition de la connaissance de fond : en effet pourquoi maintenir un vijnana ayant pour principale fonction de se substituer au monde extérieur si celui-ci n’est plus nié en tant que tel ? C’est donc apparemment pour de pure raisons épistémologiques, liées à une influence croissante des Sautrantika au sein du grand véhicules, que la connaissance de fond a disparu au sein du système des logiciens : un indice de cette influence étant le fait que des textes de cette branche du Vijnana-vada parlent d’une appartenance des sautrantika au Grand Véhicule (24).


F.                 L’alaya-vijnana et l’Absolu.

Ce rapide tour d’horizon manifeste qu’une simple perspective historique ne peut en rien  trancher la question de savoir si l’alaya-vijnana est autre chose qu’un simple continuum sériel (Samtana). En effet rien dans les diverses critiques du Vijnanavada, qu’elles soient bouddhiques ou brahmaniques n’a permis d’affirmer qu’elle ait pu être assimilée à un absolu positif similaire à l'Atman-Brahman, sinon l’influence très tardive que l’idéalisme a eu sur Abhinavagupta.


Il n’en est pas tout à fait de même pour le Tathagata-Garbha, germe de la nature de Bouddha qui, lui, semble beaucoup plus se rapprocher d’un absolu de type brahmanique. En effet celui-ci semble être éternel, ne pas être le fruit d’une rétribution, et surtout son assimilation pure et simple au Dharma-Kaya semble manifester une nature non sérielle et positive.


Manifester que l’alaya-vijnana peut être identifiée de quelque manière au Tathagata-Garbha permettrait donc de manifester son assimilation à un Absolu. Il n’existe que deux textes assimilant de manière claire les deux notions : le Lankavatara-sutra, et le Sraddhotpada-sastra. Or, pour le Lankavatara-sutra, nous avons vu qu’il était possible d’en avoir une lecture intentionnelle ; quant à faire reposer toute notre interprétation sur le Sraddhotpada-sastra, cela engendre de nombreuses difficultés : tout d’abord il serait audacieux de prétendre offrir la compréhension de toute une école à partir d’un seul texte, quelque soit sa beauté et sa richesse doctrinale, sachant qu’il n’est jamais cité par les auteurs indiens. De surcroît, l’origine de ce texte reste douteuse, l’original sanskrit de ce texte ayant été perdu, si il a jamais existé, et les partisans d’une origine chinoise de cette œuvre ne manquent pas. Cependant, refuser l’assimilation de la connaissance de fond et de l’Embryon de Bouddha pour ces seuls motifs serait aussi insensé.


En l’absence de preuve historique décisive, en l’absence de texte suffisamment fiable ou explicite, il faudra donc trouver un argument en faveur de cette assimilation dans les définitions même des deux notions et de l’Absolu (si une définition de l’Absolu n’est pas une contradiction dans les termes). Il faudrait donc découvrir un critère de description qui s’applique aussi bien à la conscience de fond, à l’Embryon de Bouddha, et au plan du Dharma, les identifiant par là, qui puisse aussi être signe d’une éternité réelle afin de découvrir si il y a bien chez les idéalistes une « tentation brahmanique ».


Or, en ce qui concerne l’Absolu, en philosophie bouddhique, il semble avoir été très tôt identifié au terme « asamskrta », le non conditionné, ou plutôt le non fabriqué, c’est à dire ce qui ne provient pas de l’acte,  d’où jaillit la croyance illusoire au Moi, autrement dit l’état d’extinction, d’arrêt (Nirvana) du flux des rétributions, et surtout la dé-construction de ce Moi. Cet aspect pouvant paraître incompatible avec la conscience de fond qui elle apparaît, au moins en partie conditionnée par les imprégnations karmiques, tandis que le Thagatagarbha peut revêtir cet aspect inconditionné. Mais ce serait oublier l’une des innovations principales du grand véhicule que de croire résoudre aussi facilement le problème : en effet, dès les Prajnaparamita, on peut voir que le Nirvana, et les dharmas asamskrtas ne peuvent plus être regardés comme le véritable Absolu. Le Nirvana du petit véhicule n’était déjà ni semblable ni différent de l’être, sa nature restait inaccessible, dans le grand véhicule il semble même devoir être identique et différent du Samsara, car le Mahayana convie à une autre dépassement : celui du samskrta et de l’asamskrta (25), afin de rejoindre une nouvelle forme d’absolu qui apparaît être au delà de tous les dharmas. Cette nature réelle (tathata), initialement identifiée à la vacuité (Sunyata), ni être ni non être , ni conditionnée ni inconditionnée, peut-elle encore être nommée, recevoir des déterminations ? Au sens strict, non, mais quelques attributs peuvent être donnés pour équivalents : « Dharma-Dhatu » ou plan du Dharma, « Dharma-Kaya », ou corps d’Absolu du Bouddha, mais aussi la pureté, l’absence de souillures adventices qui coïncide avec les degrés ultimes de la perfection, de par l’arrêt de l’écoulement temporel, et donc est synonyme de permanence. Cette pureté, cette permanence pouvant être comparée à la lumière d’un ciel sans nuages, néant par excès ou par défaut, qu’il soit absolu positif ou négatif, peut-elle être prédiquée de l’alaya-vijnana ? Est-elle équivalente au tathagata-garbha ? Voilà les seules questions que nous pouvons poser si nous voulons avoir une chance de pouvoir répondre avec un minimum de consistance au problème de l’identification de l’alaya-vijnana et de l’absolu, et de là, savoir si d’une certaine manière la connaissance de fond ne serait rien d’autre qu’une dénomination bouddhiste pour désigner l’Atman-Brahman.

Publié dans bouddhisme

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<br /> juste parce que je marche... sur le 9ème sens<br />
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